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Textes commissariaux

Karine Bouchard 

Serge Cardinal

à propos

La couleur du temps. Le son d'un espace

 

Entre l’écoute des disques que l’artiste Charles Gagnon avait rassemblés dans son studio et la mise en espace de quelques images et sons gravés sur le Golden Record, la présente exposition propose d’interroger des moments de l’histoire de l’enregistrement sonore et du disque. En écoutant le premier geste de l’enregistrement, c’est-à-dire la gravure, quel imaginaire musical et quels souvenirs sonores émergeront, qui continuent peut-être à hanter les dernières technologies d’écoute ? En recomposant le White Album des Beatles, quels enjeux sociopolitiques remonteront à la surface de cette plaque tournante de la culture populaire ? En se prenant un instant pour un chien qui tend l’oreille à un enregistrement, entend-on nécessairement la voix de son maître ou bien les dimensions acoustiques, technologiques, mythologiques, qui donnent à cette voix son pouvoir ?

 

Empruntant des manières de questionner à l’archéologie des médias, à la muséologie, à l’histoire de l’art, au cinéma et au théâtre, l’exposition extrait quelques fragments de l’histoire matérielle de l’enregistrement du son et de la musique pour en exposer les valeurs poétiques, culturelles, sociopolitiques, économiques et historiques.

 

Le disque vinyle joue le rôle d’un modèle pour l’imagination : il a inspiré la création des installations ; il devrait inspirer l’expérience de l’exposition. Le disque est non seulement la technique exemplaire d’une matérialisation du son, de sa conservation, de sa diffusion et de sa collection, il est aussi quelque chose de semblable à un espace muséal : un espace d’échange entre éléments textuels et visuels, entre musiques et sons, qui nous engage à prolonger le saut d’une plage musicale à l’autre en une expérience de recomposition des archives de la culture musicale et du son enregistré ; à prolonger le frottement de l’aiguille contre le sillon en un geste de gravure de ses propres souvenirs sonores ou musicaux ; à prolonger l’écoute ludique d’une chanson ou d’une voix en une écoute critique des transmissions culturelles et des récits fabulatoires qu’elles rendent possibles.

 

Si cette culture matérielle de l’écoute s’est considérablement transformée depuis l’usage croissant des fichiers numériques, dont le MP3, le disque vinyle continue aujourd’hui de coexister avec ces autres formats au sein de l’écologie technologique. Il se peut même qu’il soit la clé de voûte qui fait tenir l’imaginaire de ces dernières technologies.

 

*La couleur du temps, le son d’un espace est le titre d’une œuvre de Charles Gagnon réalisée en 1967.

FACE A

 

Pour une poétique du disque vinyle

 

La matérialité de l’enregistrement sonore se dévoile dans un jeu de résonance entre les sons, les images et les espaces. L’installation reflète le potentiel du disque vinyle qui déplie ses propriétés intrinsèques lorsqu’il se met en marche, au profit de l’écoute : la circularité, le sillon, les sauts, la vitesse de rotation, le grésillement, etc. Si des dialogues entre le noir de fumée, la gravure, le bruit blanc (white noise) survivent à travers les images absorbées dans le feutre, les bruits mêmes d’un disque se mouvant sur le plateau du tourne-disque se font entendre à travers la nature et les temps de l’image : les sons de la mécanique, le signal électrique, les égratignures sur les reliefs du sillon et la poussière qui s’y est accumulée au fil du temps. Ce disque qui révèle sa propre musique est évoqué par bribes, en écho aux différents espaces de l’exposition.

FACE B

 

Des temps de l’enregistrement sonore


Chacun des quatre espaces possède une double face : sonore et muséale. Comme une caisse de résonance, ils amplifient des moments de l’histoire de l’enregistrement sonore, ce qui permet à chacun de réinterpréter un schème spatial du musée : white cube, black box, period room, espace interactif. S’appuyant sur la théâtralité inhérente à toute exposition, ils dramatisent les puissances mémorielles et fantasmatiques, narratives et sociales, de la voix ou de la musique enregistrées.

Black Box | Performer le souvenir

 

Des stylets gravant les vibrations sonores sur une feuille de papier enduite de noir de fumée, telles furent les premières traces du son enregistré par Léon Scott de Martinville. Ces transcriptions graphiques, délicates et fragiles, au seuil de l’écoute, sont repensées dans leurs possibilités texturales. Il faut tendre l’oreille au milieu de ce cube noir et sombre, lui-même aux limites du voir, pour entendre les outils de la gravure du son, le signe qui se fixe sur le support matériel, l’écriture d’un crayon, le dépôt d’un diamant de tourne-disque. Les bruits propres aux gestes d'empreinte du son ont été arrachés des enregistrements qu’ils ont permis de créer, de cette voix et de cette chanson. Tel un retour aux sources. Car si ces enregistrements qui incarnent des souvenirs sonores n’ont jamais été destinés à être entendus, ils se construisent dans cet espace performatif par l’inscription gravée de phrases. Celles-ci s’ouvrent à toutes les mémoires. Elles deviennent visibles grâce à la trace d’une lueur, pour qui veut bien les lire, les écrire. 

Period Room | Spectres sonores

 

Sur le tableau de Francis Barraud (1898-1899), un Jack Russell terrier nommé Nipper écoute le pavillon d’un phonographe à cylindre, comme s’il entendait une voix connue. L’image de ce chien qui tend l’oreille pour écouter la voix de son maître disparu a circulé, a été calquée, modifiée, copiée, voire parodiée jusqu’à en devenir un lieu commun. 

 

L’image de ce chien à l’affût rappelle que l’enregistrement, dès ses débuts, est le générateur d’une présence passée, une archive que l’on ne peut pas voir, que l’on attend. Il incarne l’obsession victorienne pour la voix des personnes décédées et, par conséquent, pour l’étrangeté de la nature de l’enregistrement, machine générant une présence humaine, susceptible de réanimer ces voix d’outre-tombe pour pouvoir communiquer à nouveau avec elles. 

 

Véritable chambre d’écho qui amplifie, métaphoriquement, les croyances, ce salon victorien invite à s’asseoir pour y découvrir une pièce en trois mouvements : la voix-mémoire, l’enregistrement comme potentiel musical lui-même, le fantasme. Comme un spectre, les sons diffusés dans cet espace renvoient à des sons égarés de la Black Box…

White Cube | White Album 

 

En faisant le pari d’une pochette entièrement blanche, l’artiste Richard Hamilton venait d’imposer d’une manière toute naturelle le minimalisme et l’art conceptuel à une surproduction de l’industrie de la musique. Image s’émancipant des attributs mêmes de l’image, cette pochette du White album des Beatles se substitue aux murs blancs, aseptisés et silencieux du White Cube pour à la fois rappeler et contredire le modernisme, mais aussi pour revisiter les événements de l’année 1968. Si le White Album semblait plutôt indifférent aux enjeux sociopolitiques de l’époque, le texte de la journaliste Joan Didion, inscrit sur les cimaises, comme l’envers ou le négatif de l’album, a su rappeler ceux-ci, par une critique acerbe. 

 

Comment écoutons-nous aujourd’hui le White Album? Si on le recompose, quelles traces reste-t-il de la colonisation de l’Inde, de la lutte des classes, de l’aristocratie britannique, du mouvement américain pour les droits civiques, des rapports entre une marque de friandise, la NRA et le mythe révolutionnaire, etc.? 

 

En entrant dans ce White Cube sérigraphié, les 93 minutes de l’enregistrement deviennent des échos culturels, collectifs et individuels. De la réinterprétation des pièces et de la relecture des paroles à la collection de performances amatrices sur YouTube, les compositions sont redonnées aux mélomanes qui l’ont écouté et qui peuvent maintenant y prendre place comme musiciens. 

 

L’écoute laisse entrevoir plusieurs voix entrelacées à l’image de chaque exemplaire numéroté qui a été acheté, consommé et a vécu au gré des habitudes de son propriétaire, faisant d’une copie un artefact unique, ayant ses propres égratignures sur les sillons, ses propres taches singulières sur la pochette. Comme une seconde chance, l’espace offre des pochettes à nouveau vierges disponibles à être personnalisées. 

*L'œuvre We Buy White Albums, de Rutherford Chang, qui a collectionné jusqu’à ce jour 3028 copies du White Album, a inspiré la réalisation de cet espace.

L’atelier d’artiste comme lieu d’écoute

 

Refermant la boucle du parcours, la collection de plus de 3000 disques vinyle de l’artiste Charles Gagnon conservée dans son atelier, point de départ de cette exposition, tisse des liens avec les différents espaces. Cette collection témoigne qu’en mélomane et discophile, Gagnon écoutait ces disques pendant la création de ses œuvres. Si chaque vinyle renferme un potentiel pictural, photographique, musical, littéraire et sonore, quelle influence cet objet d’enregistrement a-t-il eu sur la pratique de l’artiste? Quel imaginaire cette collection pouvait-elle offrir? 

Aujourd’hui, la bibliothèque des disques comme archive physique du son s’inscrit dans la mouvance d’un intérêt actuel pour les objets tangibles de la musique et du son. Est-ce un acte de résistance à la dématérialisation actuelle des supports et des formats? Est-ce pour se rappeler l’importance de la particularité historique et iconique de l’artefact musical? 

Au fil de l’exposition, ces enregistrements sont redistribués à chacun qui choisira son exemplaire, de manière à transférer l’objet de propriétaire, à léguer une parcelle de Charles Gagnon. Toutefois, avant ce geste, il s’agira de rejouer ces disques, l’un après l’un, l’autre avec l’autre, pour déceler le potentiel de l’objet, mais surtout pour saisir un peu de la personnalité de ce peintre important pour l’histoire de l’art.   

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Les commissaires et les artistes souhaitent remercier Monika Kin Gagnon ainsi que la succession de Charles Gagnon pour ce généreux don.

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